« Si tu veux des cigarettes, pourquoi tu ne vas pas t'en acheter, gamine ? » J'aimerais bien, connard. Mais là tout de suite, j'ai environ 2 dollars dans mes poches et une sacrée envie de tirer une bouffée de nicotine. Je soupire, refoulant ma frustration tout en défiant du regard l'homme qui me fait face. M. Hedge, l'homme dont je ne connu jamais le prénom mais qui changea radicalement ma vie. « Pas d'argent, hein ? » Il rit, alors que mon envie de le charcuter augmente de plus en plus. « Allez, suis moi, j'en ai un paquet à la maison. » A ce moment là, n'importe quelle fille de seize ans et saine d'esprit aurait dit « euh nope, va te faire voir vieux dégueulasse. ». Sauf que pour moi, vivre sans cigarette est une chose totalement impossible et inenvisageable. Ne pas manger, je m'en fichais. Ne pas dormir au chaud, je m'en fichais. Porter les mêmes vêtements depuis cinq jours, je m'en fichais. Mais ne pas fumer... C'était une torture que je ne parvenais pas à supporter.
A la base, je viens du Texas, l'état le plus ennuyeux et rustre des États-Unis. J'ai eu l'éducation bateau de tous les enfants de Cow-boy : Famille, travail, patrie. En gros, j'ai été élevée dans l'optique de devenir une bonne future mère de famille, une gentille bobonne qui préparerait le repas pour son mari obèse et s'occuperait de ses cinq enfants. Plutôt mourir. Très vite, j'ai détesté tout ce qui m'entourait, y compris ma famille, et c'est à mes seize ans que j'ai fugué. Ce qui m'attirait ? New -York, la ville qui ne dort jamais. J'avais envie de devenir actrice et me produire à Brodway, vivre dans le luxe, les fêtes, la fumée de cigarettes et ne plus jamais remettre les pieds au Texas. Ouais, j'étais une mini Madonna en puissance. Sauf que contrairement à elle, je n'ai jamais réussi à réaliser ce rêve complètement fou et stupide.
A New-York, et comme beaucoup d'autres dont les rêves n'avaient abouti à rien, j'ai vécu pas mal de temps dans la rue. Où est-ce que j'aurais pu aller ? Du haut de mes seize ans, personne n'acceptait de me louer la moindre chambre de bonne, et mon accent de paysanne ne m'aidait pas à trouver de petit boulot. En vérité, être à la rue n'était pas si terrible que ça. Tout était mieux que vivre chez mes parents, de toute façon. La seule chose qui m'ennuyait, c'était de devoir quémander des cigarettes aux passants plutôt que de pouvoir me les acheter moi-même : J'ai toujours eu horreur de demander quoi que ce soit. « Tiens gamine, prends. Tu veux manger quelque chose ? » Je prends le paquet que l'homme me tend, mal à l'aise dans cet appartement luxueux au cœur de Manhattan. En vérité, j'ai envie de partir en courant et pourtant, mes jambes sont aussi lourdes que du plomb. Sans prêter attention à mon absence de réponse, M. Hedge se dirige vers un énorme gramophone, pose la tête sur le vinyle qui y est posé et aussitôt, une musique d'opéra résonne dans l'appartement. A l'époque, je ne connaissais pas ce morceau, je n'avais même jamais rien entendu de pareil. Et pourtant, cette musique me mit aussitôt à l'aise, comme si j'étais enfin là où j'étais censée être.
C'est M.Hedge qui fit mon éducation, si on peut dire ça comme ça. Je vécu chez lui près de six ans, sans rien d'autre en contrepartie que de devoir me taire pendant ses leçons. Il me parlait de musique, de théâtre, de littérature française et de l'art de la renaissance. Il m'enseigna l'italien et les stratégies de maîtres pour jouer aux échecs. Il m'invita à manger dans les meilleurs restaurants de la ville et m'inscrivit dans une école d'art extrêmement coûteuse. La raison de tout cela ? Je n'en avais aucune idée mais en réalité, je m'en fichais pas mal à l'époque. Ce n'est que bien des années plus tard que j'appris que M.Hedge avait une fille d'à peu près dix ans mon aînée qui ne daignait jamais lui passer le moindre coup de téléphone, et fis le lien avec cette relation troublante quoique confortable.
« Vous n'êtes pas sur son testament, je suis désolé. M.Hedge a légué tous ses biens à sa fille, Eleanor. » Ok ! Donc là, tu es actuellement à la rue et sans un sou devant toi, ma belle. Pour être honnête, le fait que M.Hedge ne m'ait rien légué ne m'a pas tellement blessée : Il ne m'avait peut-être pas laissé d'argent mais au moins, il m'avait appris énormément de choses qui me seraient très utiles par la suite. Mon souci immédiat, c'était surtout de savoir comment j'allais financer mon dernier semestre d'études. Même avec un petit boulot, je n'aurais jamais réussi à réunir la somme exigée. Finalement, la solution s'imposa d'elle-même : Si je n'avais plus de M.Hedge pour subvenir à mes besoins, je n'avais qu'à m'en trouver un nouveau. Avec les années, j'avais pris conscience de mon corps de femme et des avantages que celui-ci pouvait m'apporter. En quelques battements de cils, je pouvais obtenir ce que je voulais. C'est ainsi que je me trouvai de nouveaux mécènes même s'ils attendaient à présent un peu plus qu'un silence religieux de ma part.
Le fait de coucher avec des hommes en échange de faveurs et d'argent ne m'a jamais vraiment dérangé, je crois. C'était simplement la suite logique des choses dans mon esprit, et si parfois cela m'était désagréable, je dois dire que le reste du temps je m'en fichais simplement. Je n'avais rien pour moi si ce n'était mon corps et c'est ce corps qui me permit de financer mon dernier semestre d'études ainsi que le reste. Je n'étais pas une prostituée pour autant, mais plutôt une partenaire qu'on couvrait de cadeaux et d'attentions sans éprouver de sentiments amoureux. J'avais des petits amis riches, voilà tout. Même après mes études et alors que je gagnais plutôt bien ma vie dans une galerie d'art, je continuai à jouer ce petit jeu. Quelque part, cette vie me paraissait beaucoup plus normale et saine que celle que j'aurais pu avoir au Texas : Ici, j'allais presque tous les soirs au restaurant, au théâtre, à l'opéra, je rencontrais des artistes, des directeurs de musées, des écrivains... J'étais dans mon élément. Et puis, il y eut Nolan.
La vérité, c'est que je ne suis pas une nana sentimentale. Mes petits amis ont toujours été davantage sélectionnés selon l'importance de leur compte en banque plutôt que sur d'autres critères. Mais Nolan était différent, dans un sens. Pour n'avoir fréquenté que des gens de ce milieu, il ne me fut pas très difficile de remarquer qu'il n'était pas le genre de personnes à venir au musée pour le simple plaisir de se cultiver. Pourquoi y venait-il, dans ce cas ? Avec un peu de perspicacité, je suppose que n'importe qui aurait pu le deviner à l'époque. Et pourquoi je voulais rentrer dans ce jeu là ? Peut-être parce que ce type était horriblement sexy et que le fait de jouer avec le feu me plaisait. Mais surtout parce que ce type était sexy, quand même. Au final, cinq années de folie s'écoulèrent. Cinq années durant lesquelles je pu me rendre utile parce que je connaissais ce milieu, ces lieux, ces oeuvres d'art et leur valeur. A chaque nouveau coup, j'adorais ressentir cette adrénaline, ce petit frisson qui vous donne la chair de poule. Et surtout, j'adorais Nolan. Je l'aimais, même. J'aimais le suivre dans chaque nouvelle aventure, j'aimais lui parler, j'aimais le sentir contre moi, j'aimais ce sentiment qu'il était à moi et que nous étions notre propre équipe à nous deux, indépendamment des autres. Mais je ne l'aimais pas au point de le suivre en prison.
« Si vous témoignez contre Nolan Nothinway, aucunes poursuites ne seront engagées contre vous. » Pas besoin d'y réfléchir à deux fois. Je ne voulais pas aller en prison, même pour Nolan. Encore une fois, je n'ai jamais été sentimentale... Il ne m'a pas été très difficile de témoigner contre lui et de fournir suffisamment d'informations sur nos agissements au cours des cinq dernières années pour échapper à la cage. Si c'était égoïste ? Oui, mais je m'en fichais. Nous étions peut-être une équipe mais de toute façon, je ne voyais pas en quoi Nolan aurait été consolé de savoir que j'étais allée en prison comme lui. A quoi bon ? Je ne lui aurais pas été d'une grande utilité de toute façon. Au final, si l'un de nous deux pouvait s'en sortir quasi indemne et refaire sa vie presque normalement, je ne voyais pas pourquoi il aurait fallu que je croupisse avec lui en prison. Je m'en tirai donc avec un casier judiciaire et quelques heures de travaux d'intérêt général avant d'être relâchée dans la nature, libre comme l'air.
3 ans plus tard.
« Oui, je le veux. » Souris, Elsa. Ce n'est pas si mal, au final. Dis toi que tu es une belle mariée de 29 ans qui porte une robe à plus de 10 000 dollars et de véritables diamants autour du cou. Ce n'est pas rien quand même ! Certes. Et ça suffit à me faire sourire, pour un temps du moins. Pour la première fois de ma vie, je sentais que j'avais dépassé les limites en épousant ce vieux machin qui était certes riche, mais qui pour le coup m'avait privé de toute liberté. A quoi bon avoir tout l'argent du monde si on ne peut plus sortir sans un garde du corps ? Parce que oui, c'était bien de ça dont il s'agissait : Je m'étais assuré un confort financier incommensurable, mais ce au prix de ma liberté. Si je voulais aller faire du shopping, j'étais accompagnée de José. Si je voulais boire un café avec une amie, c'était Arold qui me suivait. Si je passais un coup de téléphone, il était systématiquement écouté. J'étais devenue une véritable captive. La captive d'un vieux riche qui avait davantage acheté une femme plutôt qu'il ne l'avait épousé. Mon mari vieux et jaloux, donc. Vieux et possessif. Vieux et totalement barge. J'avais voulu échapper à la prison ? Je m'y retrouvais pourtant. Une magnifique cage de cristal dont je ne pouvais plus me défaire. J'étais prise à mon propre jeu. Allez, souris, Elsa. Fais bonne figure. Dis toi que ça pourrait être pire, que tu pourrais être pauvre, que tu pourrais être à la rue, que tu pourrais être au Texas. Mais même ça, ça ne suffisait pas à me remonter le moral et finalement, je ne réussi pas à supporter cet enfermement plus de deux ans. J'ai pris ce que je pouvais et je me suis enfuie, tout simplement. C'est à Leesville que j'ai posé mes valises, vidant allègrement le compte en banque de mon mari afin de m'acheter une belle maison. Après tout, il faut bien que cette jolie carte de crédit me serve à quelque chose, non ? C'est elle aussi qui m'a servi à retrouver Nolan. Nolan... Le seul homme que je n'oublierai jamais dans ma vie. Le seul qui n'a pas le droit de m'oublier non plus.
|